Ondine : la nymphe des eaux à travers les cultures
Le mythe d’Ondine trouve ses racines dans les légendes européennes, en particulier celles des traditions germaniques et nordiques. Ondine est une nymphe aquatique, souvent associée aux rivières, lacs et sources. Son histoire est celle d’un amour tragique et d’une malédiction, marquant une intersection fascinante entre l’amour humain et les créatures surnaturelles.
« Le mythe d’Ondine reste une histoire puissante et évocatrice qui continue de captiver l’imaginaire collectif. Son exploration des thèmes de l’amour, de la trahison, et du surnaturel offre des leçons intemporelles sur la nature humaine et les défis de la fidélité et du sacrifice. »
Ondine peut être lue comme un archétype. Elle représente la part sensible, intuitive, créative. L’aimer, c’est accueillir cette part en soi. La trahir, c’est la rejeter.
« La promesse devient alors un symbole de l’équilibre intérieur : garder vivante la sensibilité sans la nier, sans l’exhiber. L’ondine rappelle que nos émotions, comme l’eau, doivent circuler librement. Les étouffer ou les trahir revient à provoquer la crue ou la sécheresse. »
Ainsi, le mythe touche chacun. Derrière l’histoire d’amour tragique, il parle de nos contradictions : raison et instinct, fidélité et tentation, mémoire et oubli.
Ondine, nixe, rusalka, Lorelei ou Mélusine : toutes racontent la même vérité. L’amour entre deux mondes est possible, mais toujours menacé. La promesse est fragile. La trahison la brise.
Ces récits parlent de l’eau, mais aussi de nous. Ils révèlent notre peur de perdre, notre désir d’absolu, notre difficulté à faire confiance. Si ces légendes survivent, c’est qu’elles touchent à l’essentiel.
Et peut-être, au bord d’une rivière, dans le murmure d’une cascade, peut-on encore croire entendre la voix d’Ondine. Elle ne maudit pas, elle ne chante pas seulement : elle rappelle doucement qu’aimer, c’est tenir parole.
Et pour toi ?
Si Ondine te touche, c’est peut-être que son histoire résonne avec la tienne. Ce mythe nous parle de nous tous … Carine, Charlotte, Pierre. As-tu déjà aimé de façon absolue ? As-tu déjà senti que deux mondes en toi avaient du mal à s’accorder ?
Ces récits anciens ne sont pas seulement des contes : ils nous parlent encore. Ils nous rappellent que l’amour demande fidélité, que les émotions ont besoin d’espace, et que nos âmes cherchent toujours à s’élever. Partage-le avec quelqu’un qui aime les histoires qui éclairent l’âme ?
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L’ondine
L’Ondine – parfois appelée ondine, ou undine – est une créature féerique intimement liée à l’élément aquatique. Son nom même, issu du mot latin unda (« onde », vague), évoque le mouvement de l’eau et ses mystères. Depuis des siècles, les légendes d’esprits féminins des rivières, des lacs ou des cascades peuplent l’imaginaire européen, incarnant à la fois la beauté envoûtante et la dangerosité des eaux profondes.
Mais Ondine n’est pas seule : dans différentes traditions du monde, on retrouve des figures comparables – sirènes antiques mi-femmes mi-oiseaux, néréides bienveillantes des mers grecques, rusalka slaves aux cheveux flottants, nixes et Rheinmädchen germanique, Lorelei du Rhin, ou encore Mélusine la fée serpentine de France. Toutes sont autant de sœurs d’Ondine, variations d’un même mythe universel de la femme de l’eau, tour à tour séductrice, protectrice, amante tragique ou vengeresse.
Cet article propose un (long) voyage interculturel à travers le mythe d’Ondine et de ses équivalents. Nous en retracerons les origines – qu’elles soient alchimiques avec l’ondine élémentaire de Paracelse, folkloriques avec les contes médiévaux, ou littéraires avec les grands écrivains romantiques.
Nous comparerons les figures mythologiques similaires de diverses régions, en soulignant leurs ressemblances et leurs spécificités : la sirène grecque chantant parmi les flots, la nymphe scandinave se métamorphosant en cheval, la roussalka slave errant au clair de lune, la nixe allemande aux multiples formes ou la Mélusine médiévale aux ailes de dragon. À travers les siècles, nous verrons comment le mythe d’Ondine s’est transformé, en reflétant les préoccupations symboliques de chaque époque – du Moyen Âge chrétien au Romantisme, jusqu’aux interprétations psychologiques modernes. Enfin, nous explorerons son influence prolifique dans les arts : littérature et poésie, musique et opéra, peinture et sculpture, théâtre et ballet, jusqu’au cinéma.
Ondine, créature de l’eau, incarne les forces naturelles de l’inconnu, la séduction et le danger des eaux indomptées.
« Elle symbolise aussi l’âme en quête d’humanité et d’amour : mythes et contes lui attribuent souvent l’aspiration à obtenir une âme immortelle en aimant un mortel. »
Figure ambivalente, tour à tour bienveillante et destructrice, elle reflète la relation paradoxale de l’homme à l’eau – source de vie indispensable, mais élément indomptable et parfois mortel. Plongeons donc dans les eaux mythiques d’Ondine et de ses semblables, pour redécouvrir cette légende ancienne dans toute sa richesse et ses métamorphoses.
Aux sources du mythe d’Ondine : alchimie, folklore et littérature
L’ondine élémentaire de l’alchimiste Paracelse
Si les croyances populaires sur les esprits de l’eau sont immémoriales, l’une des premières apparitions « officielles » du terme ondine remonte au XVI^e siècle. En 1566, le médecin et alchimiste suisse Paracelse publie son traité Liber de Nymphis, sylphis, pygmaeis et salamandris où il expose sa théorie des êtres élémentaires. Selon lui, chaque élément naturel possède des esprits qui lui sont propres : la Terre engendre les gnomes (nains souterrains), l’Air abrite les sylphes, le Feu nourrit les salamandres et l’Eau produit les ondines.
Paracelse décrit les ondines comme des créatures ayant forme humaine, mais dépourvues d’âme immortelle. Elles ne peuvent acquérir une âme qu’en s’unissant charnellement à un descendant d’Adam, c’est-à-dire un être humain. Autrement dit, seul l’amour véritable avec un mortel peut élever ces esprits aquatiques au rang d’êtres dotés d’une âme éternelle.
« Ces créatures ressemblent à l’homme – à part qu’elles n’ont pas d’âme, et qu’elles ne peuvent en gagner une qu’à travers le mariage avec un être humain », écrit Paracelse. Cette conception, imprégnée de symbolisme chrétien, fait de l’ondine bien plus qu’une simple nymphe séduisante : elle devient une âme en devenir, aspirant à la spiritualité et au salut, là où les sirènes antiques n’étaient que des enchanteresses fatales ».
Paracelse influencera durablement la vision occidentale des ondines. Son idée de l’esprit de l’eau sans âme, féminin et beau, cherchant l’amour d’un homme, sera au cœur de nombreux récits postérieurs. Au XVIIe siècle, par exemple, l’abbé de Villars s’inspire de Paracelse dans son roman Le Comte de Gabalis (1670) en évoquant les ondines dans sa théorie des esprits élémentaires. Il décrit « les mers et les fleuves habités […] par une espèce de peuples. Ils sont peu de mâles, et les femmes y sont en grand nombre ; leur beauté est extrême ; et les filles des hommes n’ont rien de comparable ». Cette description souligne déjà l’image qui deviendra classique : celle d’une créature féminine d’une beauté surnaturelle, issue des eaux, et dont le rapport aux hommes sera intense mais périlleux.
Légendes médiévales : Ondine avant la lettre, de l’Alsace à la Scandinavie
Bien avant que le mot ondine ne soit forgé, des contes et légendes à travers l’Europe faisaient état de femmes de l’eau – fées, nymphes ou sirènes d’eau douce – interagissant avec les humains. Le Moyen Âge fourmille d’histoires de femmes aquatiques : certaines sont des esprits bienveillants des sources sacrées, d’autres des créatures plus ambiguës séduisant les mortels. Ces récits oraux et écrits ont préparé le terrain au mythe d’Ondine tel qu’on le connaît.
En Alsace par exemple, on raconte la légende d’une jeune femme nommée Ondine, née sous de bons auspices féeriques, mais victime d’un amour malheureux. Selon une légende alémanique recueillie au XIXe siècle, à la naissance d’une fille appelée Ondine, les fées du voisinage se penchèrent sur son berceau pour lui offrir diverses qualités, dont une fidélité sans faille. Devenue adulte, Ondine est enlevée par un chevalier dont elle tombe éperdument amoureuse. Lorsqu’elle refuse de le quitter même pour secourir sa propre mère mourante, sa marraine la fée, courroucée, la condamne à aimer ce seigneur quoi qu’il advienne. Hélas, le chevalier se lasse de son amante surnaturelle et la soumet à une épreuve impossible – remplir un énorme tonneau à la source du Nideck. Après trois jours d’efforts, la pauvre Ondine s’écroule dans l’eau ; sa marraine intervient alors par pitié et la transforme en nymphe protectrice de la cascade du Nideck. Depuis lors, dit-on, les jours d’orage on peut voir apparaître dans la brume de la chute d’eau la silhouette d’Ondine, gardienne éternelle des eaux qu’elle a rejointes. Ce conte alsacien, par son dénouement, rejoint le motif de la femme de l’eau trahie par un humain et retournant à jamais à l’élément liquide.
D’autres folklores présentent des variantes de ce thème. Chez les Frères Grimm en Allemagne, on trouve un conte intitulé Die Nixe im Teich (« La nixe de l’étang »), où une créature aquatique (nixe) hante un étang et joue des tours à un meunier et sa femme, illustrant la présence de ces nixen dans l’imaginaire germanique rural. Plus au nord, dans les pays scandinaves et celtiques, on rencontre des êtres similaires : les selkies des légendes écossaises, des femmes-phoques quittant leur peau de phoque pour danser sous la lune ; les korrigans bretons ou morganes de la côte, belles femmes de la mer qui attirent les hommes imprudents. Ces figures témoignent d’une croyance répandue : l’eau est peuplée d’esprits féminins, souvent d’une grande beauté, pouvant se révéler d’une grande bienveillance ou au contraire dangereux selon qu’on les respecte ou qu’on les offense.
Dans toutes ces légendes pré-modernes, on retrouve des thèmes communs : l’attirance fatale entre un mortel et une femme surnaturelle de l’eau, assortie d’un tabou (une condition à ne pas enfreindre, comme ne pas la voir un certain jour, ou ne pas oublier une promesse). La transgression de ce tabou mène à la disparition de la fée – qui retourne à l’eau, souvent en punissant au passage l’inconstant. C’est le cas de la Mélusine médiévale (nous y reviendrons), mais aussi de nombreuses dames des lacs anonymes des contes bretons ou celtes. Ces récits populaires, transmis de génération en génération, allaient trouver une nouvelle vie quand les écrivains romantiques du XIX^e siècle s’en empareraient.
Fouqué et l’ondine romantique : obtenir une âme par amour
Le personnage d’Ondine tel que connu aujourd’hui doit énormément à la littérature romantique du début du XIXe siècle, et en particulier à un court roman allemand devenu très célèbre : Undine (ou Ondine) de Friedrich de La Motte-Fouqué, publié en 1811. S’inspirant à la fois des théories de Paracelse et des contes folkloriques, Fouqué raconte l’histoire d’une nymphe des eaux qui épouse un chevalier humain afin d’acquérir une âme immortelle.
Dans ce conte, Ondine est recueillie enfant par un vieux pêcheur et sa femme, près d’un lac enchanté. Elle grandit naïvement parmi les humains. Un jour, le chevalier Huldebrand de Ringstetten s’égare dans la forêt et découvre Ondine ; il en tombe amoureux et l’épouse. Le soir des noces, Ondine lui révèle sa véritable nature d’esprit de l’eau et lui explique ce qu’elle a gagné à cette union : « Les êtres de mon espèce ne peuvent obtenir une âme que par un amour le plus intime avec une personne comme toi. Maintenant j’ai une âme, et je te remercie, ô toi divinement chéri… » confie-t-elle à son époux. Huldebrand, épris, jure de l’aimer fidèlement malgré tout. Mais Ondine l’avertit également qu’en cas de trahison, les conséquences seraient terribles pour eux deux – allusion au sombre destin qui guette l’homme infidèle lié à une femme surnaturelle.
Le couple vit un temps heureux, jusqu’à ce que la fragile coexistence du monde surnaturel d’Ondine avec le monde humain se fissure. Huldebrand finit par la délaisser au profit d’une femme bien humaine, Bertalda, rompant son serment. Aussitôt, la malédiction s’accomplit : Ondine est contrainte de retourner à l’eau, et selon la loi de son peuple, de punir l’infidélité du chevalier. Dans la scène finale poignante, Ondine surgit des flots du Danube pour donner à Huldebrand le baiser de la mort lors de son remariage avec Bertalda : elle l’embrasse une dernière fois, provoquant son décès, puis disparaît en se fondant dans la rivière. « Tandis qu’elle avançait dans la rivière, on ne sut dire si elle ne faisait qu’un avec les flots ou si elles demeuraient distinctes. Bientôt elle s’était totalement fondue dans le Danube ; quelques vagues seulement soufflèrent des sanglots autour du navire… » raconte Fouqué. L’ondine retourne ainsi à son élément, pleurant l’amour perdu, et Huldebrand est inhumé, serré dans les bras d’une statue mystérieuse représentant une femme aux traits d’Ondine, comme si la nymphe pleurait sur sa tombe.
Le conte de Fouqué connaîtra un succès foudroyant à travers l’Europe, établissant définitivement la figure littéraire d’Ondine : une nymphe des eaux ingénue et aimante, prête à tout pour gagner une âme et l’amour d’un humain, mais condamnée par sa nature même à la tragédie. Cette Ondine romantique, à la fois pure et fatale, est très différente des sirènes perfides de l’Antiquité. Comme l’a souligné une étude, « Ondine – comme sa grande sœur Mélusine – est une créature tiraillée entre le monde surnaturel et le monde humain ». Fouqué a ainsi renouvelé le mythe en lui apportant une dimension spirituelle profonde héritée de Paracelse : l’ondine n’est plus seulement un démon femelle, elle est une âme en quête de salut.
En un sens, l’Ondine de Fouqué a éclipsé ses prédécesseurs mythiques. Des critiques ont noté que son histoire a supplanté celle de Mélusine dans l’imaginaire du XIX^e siècle. Il est vrai que le motif de la femme-serpent du Moyen Âge (Mélusine) passe au second plan face à la popularité de l’ondine aquatique du Romantisme. Nous verrons toutefois que Mélusine partage de nombreux traits avec Ondine – promesse brisée, double nature, destin d’épouse surnaturelle trahie – ce qui témoigne d’une continuité du mythe à travers les âges.
Mélusine la fée serpente : l’ancêtre médiévale d’Ondine
Impossible d’étudier Ondine sans évoquer Mélusine, la fée mi-femme mi-serpent des légendes médiévales françaises, souvent considérée comme une ancêtre du mythe. Popularisée par le roman de Jean d’Arras en 1393, l’histoire de Mélusine présente de frappantes similitudes avec celle d’Ondine, malgré des différences de contexte.
Mélusine est une fée des eaux dans la mythologie poitevine et angevine. Fille d’une fée et d’un mortel, elle subit une malédiction maternelle : pour avoir puni injustement son père, Mélusine est condamnée à prendre l’apparence d’un serpent (ou d’une sirène serpentine) de la ceinture aux pieds chaque samedi. La seule façon pour elle d’échapper à ce sort est de trouver un époux humain qui accepte de l’épouser sans jamais chercher à la voir ce jour-là. Mélusine rencontre ainsi le chevalier Raimondin de Lusignan, qui, séduit par la belle inconnue rencontrée près d’une fontaine, consent à respecter ce mystère hebdomadaire. Grâce à cette union, Mélusine mène une vie de femme et de mère tout à fait humaine six jours sur sept : elle fonde même la lignée des Lusignan, bâtissant châteaux et donnant à Raimondin de nombreux fils (dix enfants, tous marqués de singularités merveilleuses ou monstrueuses selon les versions).
Mais le tabou du samedi finit par être violé : poussée par la jalousie et les soupçons de son entourage, Raimondin épie Mélusine dans son bain un samedi et la voit sous sa forme serpentine. La révélation de son secret brise le charme. Mélusine, trahie, est contrainte de quitter à jamais son mari et ses enfants : elle se métamorphose en un dragon ailé et s’envole en poussant un cri déchirant, faisant le tour du château avant de disparaître pour toujours. Raimondin, désespéré, la qualifie de « serpent perfide » dans un moment de colère, scellant le destin tragique de sa fée épouse.
La ressemblance avec Ondine est évidente : comme l’ondine, Mélusine épouse un mortel avec un interdit à respecter, et lorsque cet interdit est transgressé, elle doit abandonner le monde des humains. Toutes deux sont des femmes à l’identité double – mi-femme mi-créature – qui tentent de vivre parmi les hommes. Toutes deux sont en apparence bénéfiques (Mélusine apporte prospérité et descendance à Raimondin, Ondine apporte amour et fraîcheur à Huldebrand), mais leur nature échappe aux lois humaines, ce qui finit par les rendre suspectes aux yeux de leur époux. Enfin, la trahison entraîne dans les deux cas un départ définitif de la femme surnaturelle, non sans conséquences funestes : Mélusine serait devenue une sorte d’esprit protecteur (ou maléfique) planant sur la forteresse de Lusignan, et Ondine a causé la mort de son mari infidèle en l’embrassant.
Paracelse connaissait ces légendes de femmes d’eau médiévales. Dans son traité, il mentionne Mélusine à plusieurs reprises, tout en admettant qu’elle ne rentre pas aisément dans ses catégories élémentaires. Il est ambivalent à son sujet, la voyant tantôt comme une « mère nourricière » tantôt comme une créature diabolique liée à un pacte (la vieille croyance que Mélusine serait un démon femelle qui prend forme serpentine le samedi). En réalité, comme l’écrit une spécialiste, Paracelse marque la transition entre « les contes sur Mélusine, la créature hybride épouse et mère fidèle mais perçue comme diabolique, et les contes sur Ondine, la jeune fille des eaux en apparence humaine empreinte de désir spirituel ». Avec Ondine, on passe de la figure médiévale de la fée serpente (mi-femme, mi-animal) à celle plus épurée de la nymphe purement aquatique, sans aspect bestial, cherchant une âme et confrontée à une rivale humaine plutôt qu’à des problèmes de diabolisme.
En dépit de ces évolutions, la continuité entre Mélusine et Ondine demeure profonde. On a pu dire que « l’histoire d’Ondine efface celle de Mélusine au XIX^e siècle », mais il faudrait ajouter que l’ondine hérite en réalité de Mélusine de nombreux motifs : la vie entre deux mondes (eau et terre), la nécessité d’un pacte ou d’une promesse avec le mortel, la transgression fatale de ce pacte, l’ambiguïté bienfaitrice/maléfique de la fée. La preuve en est que Rusalka, l’ondine de l’opéra tchèque du XX^e siècle, est qualifiée par ses auteurs de descendante à la fois de Undine de Fouqué et de la Mélusine des contes médiévaux. Les mythes se tissent et se répondent ainsi à travers le temps.
Ondine et ses semblables : sirènes, nixes, rusalki… comparaisons interculturelles
Le mythe de la femme de l’eau se décline sous d’innombrables formes selon les cultures. Si l’ondine germanique et la roussalka slave sont parmi les plus connues en Europe, elles s’inscrivent dans une vaste famille de créatures aquatiques féminines présentes dans le monde entier. Comparons Ondine à quelques figures-sœurs issues d’autres traditions : les sirènes et néréides de l’Antiquité gréco-romaine, les nixes des pays germaniques et nordiques, les rusalki des pays slaves, la Lorelei rhénane, sans oublier certaines créatures celtiques.
Sirènes de Grèce : des enchanteresses mi-femmes mi-oiseaux
Ulysse et les Sirènes – sur ce stamnos grec du Ve siècle av. J.-C., on aperçoit les sirènes de la mythologie grecque sous leur forme originale de femmes-oiseaux, perchées et chantant pour attirer les marins. Dans l’Antiquité grecque, les sirènes (Seirênes) sont bien différentes des ondines : ce ne sont pas des esprits de l’eau douce, mais des créatures marines mythiques, filles d’une Muse et d’un dieu-fleuve (Achéloos). Surtout, leur apparence n’est pas celle de belles nageuses à queue de poisson, mais d’oiseaux au buste de femme.
Homère les décrit couchées dans l’herbe d’une île, entourées des ossements des marins qu’elles ont charmés et tués par leur chant magique. Ces sirènes-là sont des séductrices meurtrières : par leur voix envoûtante, elles attirent les navigateurs vers les récifs où leurs navires se brisent, puis les dévorent. Ulysse ne leur échappe qu’en se faisant attacher au mât de son bateau et en bouchant les oreilles de ses compagnons avec de la cire.
Avec le temps, l’image des sirènes a fusionné dans l’imaginaire médiéval avec celle des créatures mi-femmes mi-poissons (qu’on appelait aussi sirènes par extension). Cette confusion a fait naître la sirène-merveille à queue de poisson, plus proche de la mermaid des légendes celtiques ou nordiques. Mais il est important de noter qu’à l’origine, les sirènes grecques ne sont pas des femmes de l’eau douce, ni même d’authentiques divinités aquatiques : ce sont des monstres marins liés au mythe marin (le périple d’Ulysse, les Argonautes, etc.).
Elles partagent toutefois avec Ondine et consorts un élément clé : la séduction fatale. Les sirènes incarnent l’attraction irrésistible exercée par le monde sauvage (l’océan) sur l’homme, de même que l’ondine ou la nixe incarne l’attrait mystérieux de la rivière ou du lac sur le voyageur égaré. Cependant, la sirène grecque est presque uniquement maléfique dans les récits antiques – aucune rédemption ni quête d’âme pour elles, seulement un piège mortel pour les hommes.
Les néréides, autre figure de la mythologie grecque, sont plus proches du concept de l’ondine par leur nature. Filles du vieux dieu marin Nérée, les néréides sont cinquante nymphes de la mer qui accompagnent Poséidon. Elles sont décrites comme de belles jeunes femmes bienveillantes, symbolisant les aspects doux de la mer (houle, écume, vagues paisibles). Souvent représentées chevauchant des dauphins ou des hippocampes, couronnées de corail et tenant des tridents ou des couronnes, elles aident volontiers les marins en détresse – Thétis, une néréide, est la mère d’Achille, et Galatée une autre néréide aimée du cyclope Polyphème.
Parfois, dans l’art tardif, on les confond avec les sirènes mi-poissons, mais dans le mythe elles sont pleinement anthropomorphes. Les néréides sont donc des naïades marines à tendance bienfaisante. En cela, elles préfigurent quelque peu l’idée d’esprits féminins de l’eau gracieux et utiles, plus proches de l’ondine bienveillante que de la sirène cruelle. Cependant, elles diffèrent d’Ondine sur un point majeur : elles sont immortelles et divines, alors qu’Ondine dans les contes est mortelle ou du moins mortelle conditionnellement (elle peut mourir ou disparaître si son mari la trahit). Les néréides ne cherchent pas d’âme ni d’amour humain, ce sont des déesses païennes à part entière, qui parfois épousent des dieux (Poséidon épouse Amphitrite, une néréide).
En résumé, la tradition gréco-romaine offre deux modèles de femmes de la mer : l’un sombre (sirènes oiseau-poissons, dangereuses pour l’homme) et l’autre clair (néréides, protectrices des marins). Ondine se situe ailleurs : dans l’eau douce, et dans une quête sentimentale.
« Mais on peut voir Ondine comme une sorte de synthèse humanisée de ces mythes : elle a la beauté enchanteresse de la sirène, sans être un monstre, et la pureté nymphe de la néréide, mais avec une fragilité (l’absence d’âme) qui la rend tragiquement touchante. »
Nixes germaniques et sirènes du Rhin : métamorphoses et chants mortels
Dans les pays de langue germanique, les équivalents d’Ondine abondent. On les désigne souvent par les termes de Nixie, Nixe, Nix ou Neck selon les langues régionales. Les nixes sont des génies des eaux présents dans les contes d’Allemagne, d’Autriche, des pays scandinaves et jusqu’au Nord-Est de la France (Ardennes, Lorraine). Leur nom provient d’une racine proto-germanique nikwis signifiant « laver » ou « baigner », ce qui montre leur lien ancien avec l’élément liquide. Les nixes sont des esprits aquatiques polymorphes : ils peuvent apparaître tantôt sous une forme humaine très belle, tantôt sous celle d’un animal aquatique (poisson, serpent, cheval, voire dragon).
Les légendes parlent par exemple du Bäckahäst suédois – le « cheval des ruisseaux », forme que peut prendre le nix scandinave pour entraîner les enfants dans la rivière – ou du Knucker anglais décrit comme un wyrm (serpent-dragon des eaux) La version féminine, la Nixe, est souvent comparée à une sirène : une belle femme vivant dans l’eau, parfois dotée d’une queue de poisson ou de traits aquatiques, qui charme les humains par son chant. Un proverbe allemand dit que pour reconnaître une nixe métamorphosée en femme, il suffit d’observer le bas de sa robe : il est toujours mouillé…
L’une des plus célèbres nixes est sans doute la Lorelei, liée au fleuve Rhin. La Lorelei (ou Loreley en allemand) n’est pas à proprement parler une créature issue d’un mythe antique, mais une figure semi-légendaire popularisée par les écrivains romantiques. Son nom désigne d’abord un rocher escarpé du Rhin, près de Sankt Goar, réputé dangereux pour la navigation en raison des courants et des échos étranges qu’on y entend. Le poète Clemens Brentano, en 1801, imagine une ballade où une nymphe nommée Lore Lay, trahie par son amant, se jette du rocher dans le fleuve et devient un spectre envoûtant.
Quelques décennies plus tard, en 1824, Heinrich Heine compose son célèbre poème Die Lorelei (« Je ne sais pourquoi… »), où il décrit une sirène aux cheveux d’or assise au sommet du rocher, chantant d’une voix si belle que les bateliers du Rhin en perdent le contrôle de leur embarcation et viennent s’écraser sur les récifs. La Lorelei de Heine est l’incarnation littéraire de la femme-fatale fluviale : « Elle peigne sa chevelure d’or / et chante une chanson / d’une mélodie enivrante et étrange… / Le batelier sur son petit bateau / est saisi d’un sauvage chagrin ; / il ne regarde plus les rochers, / il ne voit que la fée aux yeux brillants… »(traduction libre du poème). Inévitablement, le bateau sombre et l’homme se noie, victime du chant de la Lorelei.
Cette légende littéraire a eu un immense retentissement, au point que beaucoup la considèrent aujourd’hui comme un véritable mythe du Rhin. La Lorelei est devenue l’archétype allemand de la sirène séductrice des rivières. De nombreuses œuvres d’art s’en sont inspirées : peintures (comme Die Lorelei par Eduard von Steinle, 1864, ou par Ludwig Thiersch, 1860), poèmes, mais aussi musiques. Le compositeur Friedrich Silcher a mis en musique le poème de Heine, et Franz Liszt ou Clara Schumann ont écrit des pièces intitulées Loreley. Offenbach en a fait une opérette (La Belle Lorraine, 1864) et Alfredo Catalani un opéra (Loreley, 1890). Bref, la Lorelei est l’exemple même d’une ondine locale devenue universelle par l’art. Contrairement à Ondine de Fouqué qui cherchait l’amour sincère, la Lorelei est plutôt une figure vengeresse ou involontairement meurtrière, symbole du danger romantique tapi dans la nature. Mais toutes deux partagent l’image de la femme chantante associée à l’eau, irrésistible et fatale pour les hommes faibles.
Au-delà de Lorelei, les traditions germaniques regorgent d’histoires de Rheinmädchen (« filles du Rhin ») et de Wasserfrauen (« femmes de l’eau »). Dans l’opéra de Wagner L’Or du Rhin (1869), on voit trois filles du Rhin garder un trésor au fond du fleuve et le dérober à un nain – une transposition mythique où ces ondines jouent un rôle innocent puis vengeur en punissant la cupidité des hommes, provoquant le déluge final du Crépuscule des Dieux. Les contes populaires parlent aussi de nixes des lacs ou de dames blanches des fontaines, souvent bienveillantes si on les respecte. Par exemple, certaines sources ou puits en Allemagne ou en Lorraine étaient honorés par des offrandes (épingles, fleurs) pour ne pas vexer les fées des eaux ; on disait que si la nixe se sent offensée, la fontaine se tarirait. Ici, l’ondine prend un visage de génie tutélaire de l’eau, qui punit par la sécheresse ceux qui oublient de la vénérer.
En Scandinavie, le Näck ou Nøkk est un esprit masculin des rivières, violoniste virtuose, qui attire par sa musique – une sorte de pendant masculin des ondines, bien que parfois il soit décrit comme pouvant prendre une forme féminine également. Ce Näck est aussi un métamorphe : il peut devenir un cheval blanc (le bäckahästen déjà cité) pour attirer les enfants sur son dos et les noyer. Ainsi, comparé à l’ondine douce de Fouqué, le nix scandinave a un aspect plus sinistre de croque-mitaine. Cependant, dans les légendes nordiques, si on prononce son nom ou qu’on lui offre du tabac, on peut l’obliger à vous apprendre sa musique – c’est donc un esprit ambivalent, à la fois dangereux et détenteur de savoir.
En résumé, la famille des nixes offre une palette très variée : de la nymphe amoureuse (Lorelei) à la fée protectrice des fontaines, en passant par le génie farceur ou tueur. Mais toutes ces figures partagent avec Ondine l’élément eau et le pouvoir de séduction (par le chant ou la beauté). L’ondine de Fouqué pourrait être vue comme une nixe bien spécifique : une eau douce (elle vit dans une rivière ou un lac, pas dans la mer), pas de queue de poisson (comme beaucoup de nixes d’eau douce), et portée par un désir d’âme. Alors que la nixe folklorique n’a pas d’état d’âme à gagner – elle est soit un esprit immortel, soit un fantôme – l’ondine romantique, elle, est un être intermédiaire qui veut devenir humaine. C’est là toute la nuance apportée par la version littéraire.
Rusalka et les dames de l’eau slaves : des fantômes mélancoliques
En Europe de l’Est, la figure de la Rusalka (ou Roussalki au pluriel, du russe rusalochka) occupe une place importante dans la mythologie slave. Les rusalki sont souvent comparées aux ondines occidentales, mais avec des spécificités liées aux croyances slaves. Ce sont, selon les descriptions, des esprits féminins de l’eau douce, vivant dans les rivières, les étangs ou les marais, et généralement liées aux âmes des jeunes filles mortes tragiquement. En effet, la tradition populaire veut que les rusalki naissent des âmes de jeunes femmes décédées par noyade ou sans baptême (suicide amoureux, infanticide, etc.) – d’où leur aspect parfois fantomatique et inquiétant.
Physiquement, les rusalki sont dépeintes de deux manières dans le folklore : tantôt ce sont de belles jeunes filles à la peau pâle, aux longs cheveux verts ou blonds coulant sur leurs corps nus; tantôt, elles apparaissent comme des vieilles femmes hideuses, capable de changer d’apparence. Souvent, elles ont un caractère double : belle la nuit, la rusalka peut devenir repoussante et dangereuse à l’aube. Elles aiment à s’asseoir dans les arbres au bord de l’eau, ou à danser au clair de lune sur la berge en chantant des chansons mélodieuses. Mais gare à l’humain égaré qui les aperçoit : les rusalki peuvent l’attirer dans leur ronde, le chatouiller à mort ou le noyer dans les profondeurs. Une description slave évoque « des jeunes filles nues aux longs cheveux flottants, qui sortent des eaux la nuit pour danser et chanter à la lumière de la lune afin d’attirer et de noyer les passants ». On retrouve là une fonction proche de la sirène ou de la nixe.
Cependant, la rusalka n’a pas de queue de poisson – elle est de forme humaine, bien qu’habillée de brume ou d’algues, ce qui la rend parfois floue et translucide. C’est davantage un spectre aquatique qu’une créature fantastique comme une fée. Dans la mentalité paysanne, les rusalki étaient craintes mais aussi un peu respectées : on pensait qu’elles pouvaient assurer la fertilité des champs proches de l’eau (certaines légendes disent qu’elles font pousser le seigle en se peignant les cheveux sur les sillons la nuit). On s’en protège en évitant de se baigner durant la semaine des Rusalies (une période au printemps dédiée à ces esprits, où elles seraient particulièrement actives). Des moyens de protection consistent à porter de l’absinthe ou de l’ail sur soi, ou à répondre correctement à leur énigmatique question « Absinthe ou persil ? » (il faut dire absinthe pour les faire fuir).
Le tempérament des rusalki est souvent décrit comme mélancolique. Ce sont des âmes en peine, mortes trop tôt, qui hantent les eaux sans trouver le repos. Ici se distingue la rusalka de l’ondine de Fouqué : Ondine est née esprit de l’eau et souhaite devenir humaine, tandis que la rusalka était humaine et est devenue un esprit vengeur malgré elle. L’une veut une âme, l’autre a perdu la sienne en mourant. Pourtant, un lien profond les unit : leur aspiration amoureuse. Dans les contes, la rusalka tout comme l’ondine peut éprouver de l’amour pour un mortel, souvent de façon tragique.
Ce thème a été magnifiquement exploité par la littérature et la musique slaves du XIX^e et XX^e siècle. L’œuvre emblématique est sans doute l’opéra Rusalka d’Antonín Dvořák (1901). Dans cette adaptation lyrique, le personnage de Rusalka est clairement inspiré d’Ondine de Fouqué et des contes slaves. Jaroslav Kvapil, le librettiste, a reconnu avoir bâti son histoire à partir de trois sources : Ondine de Fouqué (1811), le conte de La Petite Sirène de Hans Christian Andersen (1837), et une pièce de Gerhart Hauptmann (La Cloche engloutie, 1896). À cela, il greffe les éléments authentiques du folklore tchèque : un esprit de l’eau des étangs (Vodník) comme père de Rusalka, des esprits de la forêt amis de Rusalka, et la nature spectrale de l’héroïne elle-même. Dvořák et Kvapil ont ainsi fusionné la figure littéraire de l’ondine amoureuse avec la rusalka traditionnelle. Leur Rusalka est une nymphe des eaux douces qui tombe amoureuse d’un prince humain et souhaite ardemment devenir femme pour gagner son amour – et une âme par la même occasion, comme la Petite Sirène d’Andersen. Elle va voir la sorcière Ježibaba qui lui donne une potion pour avoir des jambes, au prix de sa voix (écho au conte d’Andersen).
Ce qui est notable, c’est que Rusalka, bien qu’héritière d’Ondine, n’a pas de queue de poisson ni aucun signe extérieur de monstruosité. Lorsqu’elle devient humaine, elle est simplement une jeune femme muette et éthérée, aux longs cheveux blonds, dont le charme opère d’une manière étrange sur le Prince. Comme Ondine, elle est perçue d’emblée comme une créature surnaturelle par son amant – « Êtes-vous une femme réelle ou un être sorti d’un conte de fées ? » s’exclame le prince lorsqu’il la rencontre. La suite de l’opéra suit le schéma tragique : le prince lui est infidèle avec une princesse étrangère, Rusalka est condamnée à errer entre deux mondes (ni humaine ni esprit pleinement), et finit par causer la mort de celui qu’elle aime d’un baiser fatal, avant de disparaître dans les eaux du lac. Dvořák a ainsi livré une version profondément émouvante de l’histoire d’ondine/rusalka, où la dimension folklorique slave apporte une atmosphère mystérique et sombre unique.
Il est intéressant de noter que le mot rusalka a fini par désigner dans l’esprit du public occidental une sorte de « sirène slave ». Pourtant, on l’a vu, la rusalka des campagnes russes ou ukrainiennes est plus proche d’un revenant que d’une naïade. L’opéra de Dvořák a contribué à la populariser sous un jour plus romantique et mélancolique.
Dans la mythologie slave plus large, on peut citer d’autres créatures analogues : en Pologne, on parle des wiła ou víla, nymphes des bois et des eaux également parfois funestes ; en Tchéquie, le vodník (masculin) est un esprit d’eau malicieux qui collectionne les âmes des noyés dans des tasses à thé… Ce bestiaire montre que l’Europe de l’Est possède sa propre gamme de fées de l’eau, souvent plus lugubres que l’ondine occidentale, mais partageant l’essence du mythe : l’eau est habitée par des âmes féminines incomplètes, belles et dangereuses.
Mélusine, selkies et autres : mentions spéciales
Pour être complet dans ce panorama, évoquons brièvement Mélusine que nous avons déjà détaillée plus haut. Mélusine, bien que fée des sources, se distingue par sa nature serpentine et son rôle de mère fondatrice (des dynasties humaines). Son mythe a une tonalité chevaleresque et familiale plus que véritablement aquatique, bien qu’elle soit parfois représentée comme une sirène à deux queues dans l’art. Cette image de la femme à double queue de poisson est devenue iconique au point d’être reprise inconsciemment de nos jours – le logo de la célèbre chaîne Starbucks, par exemple, s’inspire de la figure de Mélusine la sirène couronnée tenant ses deux queues de poisson, telle qu’on la voit sur des gravures médiévales. Mélusine incarne en somme la dimension familiale et dynastique de la fée des eaux, ce qui la rend unique parmi les créatures évoquées.
Chez les Celtes des îles Britanniques, les mythes de selkies (femmes-seaux) et de merrows (sirènes irlandaises) ajoutent d’autres couleurs. Les selkies sont des créatures pouvant enlever leur peau de phoque pour prendre forme humaine ; de nombreux contes évoquent un pêcheur qui vole la peau d’une selkie et l’épouse, jusqu’au jour où elle retrouve sa peau et retourne à la mer. C’est un motif de mariage entre humain et créature aquatique avec promesse rompue, qui rappelle Mélusine et Ondine sur certains aspects (sauf qu’ici la créature redevient phoque). Les merrows irlandais, version gaélique de la sirène mi-poisson, peuvent être mâles ou femelles, amicaux ou hostiles suivant les légendes.
En Asie ou au Proche-Orient, on trouve aussi des récits analogues : par exemple, les mélusines orientales comme la déesse syrienne Atargatis, mi-femme mi-poisson, ou les esprits de l’eau dans les contes arabes (le marid est un djinn de l’eau salée, parfois séducteur). Cela dépasse le cadre de notre étude centrée sur Ondine, mais illustre que l’union fantasmatique de l’être humain avec la créature aquatique est un thème global.
Ondine a de nombreuses sœurs à travers le monde. Chacune a son caractère : la sirène grecque enchanteresse, la nixe nordique métamorphe, la Lorelei chantant sur son rocher, la rusalka spectrale des forêts slaves, la Mélusine fondatrice aux lourds secrets… Pourtant, on reconnaît dans toutes ces histoires une trame commune : la fascination qu’exerce l’eau personnifiée sous les traits d’une femme, et les limites infranchissables entre nos deux mondes.
« Quand un humain et une fée de l’eau tentent de s’aimer, il y a toujours un prix à payer, une barrière (le bain du samedi, la perte de la voix, l’interdiction de retourner à la mer, etc.) qui finit par provoquer la séparation. Ce constat nous amène à réfléchir sur le symbolisme de ces mythes et ce qu’ils disent de la psychologie humaine. »
Symbolisme, interprétations et héritages modernes du mythe
Entre eau et humanité : symboles de l’ondine
L’omniprésence des légendes de femmes de l’eau semble témoigner d’un archétype universel profondément ancré dans la psyché humaine. De nombreuses interprétations symboliques et psychologiques ont été proposées pour expliquer la fascination exercée par Ondine et ses comparses.
D’abord, l’eau elle-même est un symbole ambivalent puissant. L’eau, c’est la vie – sources, fontaines et pluies sont indispensables aux cultures, et de nombreuses ondines (ou rusalki) apparaissent comme des personnifications de la fertilité des eaux douces. Dans les contes, les ondines pleurent et leurs larmes alimentent les fontaines, ou bien leur colère provoque des crues et inondations. Elles sont donc liées au cycle vital et aux émotions humaines : on dit souvent que l’eau représente l’inconscient et les sentiments.
L’ondine figure ainsi la partie émotionnelle de l’âme, insaisissable comme l’eau, capable de nourrir ou de submerger. Sa beauté et son chant symbolisent l’attrait irrationnel, la voix de l’instinct et du désir qui peuvent détourner la raison (comme le chant des sirènes qui fait oublier la route au marin).
« L’ondine est fortement associée à la féminité. Longs cheveux, grâce, séduction : elle incarne un idéal de beauté féminine libre et sauvage. Dans les interprétations psychanalytiques, elle a été rapprochée de l’anima, l’image féminine intérieure de l’homme (concept de Carl Jung). »
Le fait qu’elle vienne des eaux (élément souvent assimilé à l’utérus, à la mère originelle) renforce cette lecture. L’ondine serait la manifestation des désirs et peurs inconscients liés à la féminité : à la fois muse enchanteresse (l’homme est attiré par elle pour compléter son âme) et menace castratrice (le baiser de l’ondine peut tuer, la sirène peut noyer). Cette dualité Madone vs Sirène fatale reflète la vision ambivalente de la femme dans de nombreuses cultures, oscillant entre idéalisation et méfiance – A. S. Byatt la résumait par ces mots : « Les hommes voient les femmes comme des êtres doubles : enchanteresses ou démons, et anges innocents. Qui sait ce que Mélusine fut réellement… ».
L’autre grand symbole véhiculé par Ondine est celui de l’âme. Sa quête d’une âme immortelle par l’amour est généralement lue comme une métaphore spirituelle : cela représente l’intégration de la part naturelle/instinctive (l’élémental sans âme) dans la conscience humaine (qui possède l’âme rationnelle). En aimant un homme, l’ondine cherche en réalité à s’élever, à rejoindre le monde supérieur de l’esprit – c’est un thème fortement inspiré par la théologie chrétienne (le salut par l’amour).
D’un point de vue moral, Ondine nous parle de l’union entre l’homme et la nature : l’ondine ne peut avoir une âme qu’en s’alliant à l’humanité, ce qui peut se voir comme une allégorie : la nature n’a de sens spirituel qu’à travers l’homme, et inversement l’homme a besoin de la nature (symbolisée par l’amour de l’ondine) pour élargir sa propre âme.
« Cette dimension symbolique confère aux histoires d’ondines une portée plus universelle que de simples contes d’amour. Elle explique aussi pourquoi tant d’artistes et d’auteurs y ont projeté leurs interrogations métaphysiques. »
Ondine dans les arts : un héritage multiforme
Le mythe d’Ondine a profondément inspiré la création artistique, surtout à partir du XIX^e siècle. Littérature, musique, peinture, ballet, théâtre – aucun art n’a résisté au charme trouble de la fille des eaux. Concluons notre exploration en survolant quelques-unes des œuvres marquantes qui ont réinterprété Ondine et ses sœurs, du Romantisme à nos jours.
En littérature, outre le conte fondateur de Fouqué (1811), on peut citer La Petite Sirène de Hans Christian Andersen (1837) qui transpose le motif de l’ondine dans le contexte d’un conte pour enfants empreint de morale chrétienne : la petite sirène renonce à tuer le prince infidèle et préfère se sacrifier, gagnant ainsi une âme après sa mort sous forme d’esprit de l’air. Cette version, plus rédemptrice, a influencé la vision moderne de la sirène amoureuse et tragique (bien avant la version édulcorée de Disney).
En France, Jean Giraudoux a donné sa propre Ondine, une pièce de théâtre poétique créée en 1939, où Ondine aime un chevalier terrestre mais où, dans un style mêlant humour et lyrisme, Giraudoux insiste sur le caractère inaliénable de la nature d’Ondine – à la fin, elle oublie jusqu’au souvenir de son amour, comme une vague efface les traces sur le sable. Cette pièce a renouvelé le mythe sur scène, faisant d’Ondine une figure à la fois candide et cruelle par innocence.
D’autres écrivains ont puisé dans le mythe : l’écrivain autrichien Ingeborg Bachmann a une nouvelle intitulée Ondine part (1961) où elle donne la parole à la nymphe abandonnée pour dénoncer l’hypocrisie des hommes. Le mythe a inspiré des poètes : Apollinaire évoque une ondine du Rhin dans ses Rhénanes (La Loreley, 1913). Aloysius Bertrand, dans son recueil Gaspard de la Nuit (1842), a consacré un magnifique poème en prose à Ondine, où la nymphe murmure à l’oreille du poète une chanson d’amour et de royaume englouti – texte qui inspirera plus tard un morceau de musique de Ravel (voir ci-dessous). Même Marcel Proust fait allusion aux ondines : dans À l’ombre des jeunes filles en fleur (1919), il compare le comportement fuyant d’une jeune fille (Gilberte) à celui d’une ondine glissante insaisissable.
En musique, le thème a fleuri à l’époque romantique : l’écrivain-compositeur Hoffmann compose un opéra Undine dès 1814 sur un livret inspiré de Fouqué. Plus tard, le compositeur tchèque Antonín Dvořák s’attaquera deux fois au sujet : d’abord avec un poème symphonique L’Ondin (ou Le Goblin des eaux, 1896) inspiré d’une ballade de Karel Erben sur un esprit des eaux maléfique; puis surtout avec l’opéra Rusalka (1901) dont nous avons parlé, peut-être l’adaptation musicale la plus célèbre du mythe.
En France, Claude Debussy a composé un court prélude pour piano intitulé Ondine (1913), tandis que Maurice Ravel a écrit un brillant morceau de piano Ondine en 1908, véritable évocation sonore de la nymphe qui rit et glisse dans l’eau (inspiré du poème de Bertrand). Ces pièces impressionnistes traduisent en musique le miroitement de l’eau et le chant cristallin de l’ondine. Des compositeurs moins connus s’y sont essayés : le romantique Albert Lortzing crée un opéra Undine en 1845; Tchaïkovski a commencé une opéra Undine (1869) qu’il abandonna; la compositrice Lili Boulanger a écrit une cantate La Sirène (1911) sur le thème marin; la compositrice Cécile Chaminadea composé un duo vocal Le pêcheur et l’Ondine (1888).
Plus récemment, la culture populaire n’est pas en reste : on peut citer la chanson Ondine du groupe de metal français Eths (2007), ou diverses références dans les bandes originales de jeux vidéo (une invocation Ondine dans Final Fantasy, un personnage Ondine dans Pokémon…, preuve que le nom continue de vivre.
En peinture et arts visuels, l’ondine et ses cousines ont offert aux artistes des sujets rêvés alliant féminité et mystère. Au XIX^e siècle, les peintres préraphaélites et symbolistes se sont régalés : John William Waterhouse, par exemple, peint Undine en 1872, tableau où l’on voit la nymphe pensive au bord d’une source (Waterhouse peindra aussi de nombreuses sirènes et naïades). Gustave Moreau représentera Desdémona en sirène, et Paul Delaroche fera une Jeune martyre qui rappelle une ondine flottant. Des illustrateurs comme Arthur Rackham ont gravé de superbes images pour le conte Undine (édition de 1909).
En Europe de l’Est, le Polonais Witold Pruszkowski peint Rusałki (1877), vision fantomatique de nymphes blanches émergeant la nuit dans un marais. Les sculpteurs aussi : le Français Auguste Préault réalise une sculpture en bronze Ondine (plâtre 1830, bronze 1860) exposée au musée de Beaune. L’image de la femme-poisson ou femme-serpent orne par ailleurs quantité de fontaines, de blasons (Mélusine était l’emblème des Lusignan). Bref, visuellement, la silhouette gracieuse de l’ondine, souvent dénudée et aux cheveux déployés, a constitué un motif esthétique prisé du romantisme pictural.
Rusałki (W. Pruszkowski, 1877) – Ce tableau symboliste polonais représente des rusalki, esprits féminins des eaux slaves, se manifestant la nuit dans une clairière marécageuse. Leurs formes éthérées et leurs cheveux volants correspondent à la description traditionnelle : « filles nues aux longs cheveux flottants qui sortent des eaux pour danser et chanter au clair de lune afin d’attirer les passants ». Cette ambiance onirique et inquiétante rappelle combien les artistes du XIX^e siècle étaient fascinés par ces créatures oscillant entre beauté et mort. Dans Rusałki, on ressent à la fois l’appel séduisant de ces femmes surnaturelles et la menace diffuse qu’elles représentent dans l’obscurité du bois.
Sur scène, le mythe a également fait florès. Outre les opéras déjà mentionnés, le ballet s’en est emparé au romantisme : en 1843, à Londres, Jules Perrot chorégraphie Ondine ou la Naïade, un ballet sur une musique de Pugni, où la célèbre ballerine Fanny Cerrito danse le rôle-titre d’une ondine amoureuse d’un mortel. La trame rappelle Fouqué, avec quelques ajustements pour la scène. Plus d’un siècle plus tard, le chorégraphe anglais Sir Frederick Ashton crée en 1958 le ballet Ondine sur une musique de Hans Werner Henze, pour Margot Fonteyn. Ce ballet a contribué à maintenir vivante la légende dans la danse classique du XX^e siècle.
Au théâtre, nous avons mentionné Giraudoux. Signalons aussi qu’au XIX^e, le mélodrame populaire s’en est mêlé : le dramaturge français Guilbert de Pixerécourt avait écrit Ondine ou la nymphe des eaux en 1830, une pièce à grand spectacle féerique. Même des vaudevilles humoristiques ont parodié le mythe (L’Ondine et le pêcheur, 1854, preuve que la figure était bien connue du grand public. Plus près de nous, la cinématographie a offert quelques relectures : citons le film « Ondine » de Neil Jordan (2009), où une jeune femme mystérieuse repêchée dans ses filets fait croire à un pêcheur irlandais qu’elle est une selkie (le film mêle réalisme et conte moderne).
Le réalisateur allemand Christian Petzold a proposé en 2020 un film intitulé Undine, transposant le mythe dans le Berlin contemporain : Ondine y est une historienne que si son amant la quitte, elle devra le tuer pour retourner à l’eau – le film revisite poétiquement la légende dans une esthétique moderne, preuve de sa malléabilité aux thèmes actuels. Même la télévision s’y est mise avec la minisérie française Une île (2019), qui réimagine le mythe des sirènes dans un contexte insulaire contemporain.
Un mythe toujours vivant
À travers ce parcours, nous constatons que le mythe d’Ondine est loin d’être figé dans le passé. Il s’est enrichi de strates successives : croyances païennes des sources et forêts, conceptualisation occultiste avec Paracelse, roman fondateur de Fouqué, appropriation romantique et symboliste dans toutes les formes d’art, et réévaluations modernes (féministes, écologiques, psychologiques). Chaque époque a relu Ondine à sa manière : pour les Romantiques, elle incarnait l’idéal poétique de l’amour fatal et de la communion avec la nature; pour le XX^e siècle psychanalytique, elle symbolisait des archétypes de l’inconscient féminin et des angoisses masculines; pour aujourd’hui, elle peut être vue comme une allégorie de la relation de l’homme à l’environnement (la préserver ou être puni par elle).
Ce qui demeure intemporel, c’est l’émotion que suscite cette figure. Ondine touche les lecteurs et spectateurs parce qu’elle représente la possibilité d’un amour absolu entre deux mondes inconciliables – celui de la raison humaine et celui de la nature sauvage. C’est un rêve d’harmonie qui se brise à cause de nos faiblesses (la curiosité, la trahison, la peur de la différence).
« En cela, Ondine est profondément humaine malgré son étrangeté : elle aime, elle souffre, elle aspire à une âme. Son histoire évoque l’éternel thème de l’étranger(e) aimé(e) qu’on ne parvient pas à comprendre entièrement et qu’on perd par manque de foi. »
En dernier lieu, notons que le mythe continue d’évoluer. Des auteurs contemporains proposent des « réécritures » d’Ondine en roman, en bande dessinée, en comédie musicale. D’aucuns y voient même une figure précurseure du féminisme : Mélusine et Ondine, femmes puissantes dotées de leurs propres règles, qui se vengent quand l’homme viole le contrat… Des analyses récentes y lisent la rébellion de la nature face à la domination masculine, ou la volonté d’émancipation de la femme captive. Mélusine notamment a été réhabilitée en « femme libre » refusant le contrôle patriarcal (elle impose à Raimondin de ne pas la surveiller, et s’en va quand il le fait).
Quoi qu’il en soit de ces interprétations, Ondine, sirène, nixe, rusalka ou Mélusine – toutes ces facettes d’un même mythe nous fascinent toujours. Leurs histoires, tour à tour cruelles et sublimes, continuent de faire écho en nous parce qu’elles parlent de nos peurs et de nos désirs les plus profonds : la peur de l’inconnu (l’eau sombre peuplée de mystères), le désir d’un amour absolu et pur, la crainte de trahir ou d’être trahi, le regret de ce qui nous échappe. En refermant ce voyage entre les rives du légendaire, on peut imaginer qu’Ondine, elle, n’a pas fini de nous parler : sa voix fluide résonne encore, comme un murmure au bord d’une fontaine enchantée, invitant les prochains rêveurs à tendre l’oreille et à se laisser charmer, prudemment, par son éternelle romance aquatique.
« Voici venir la nuit… entendez-vous, au loin, Ondine qui chante ?«