Patrice Van Eersel, un journaliste aux frontières du connu
Il faut commencer par l’homme derrière le livre. Patrice Van Eersel n’est pas un inconnu. Né en 1949 à Safi, au Maroc, il a grandi au bord de l’océan Atlantique, dans une enfance marquée par la lumière et les grands horizons. Revenu en France à l’adolescence, il a intégré Sciences Po Paris puis le Centre de Formation des Journalistes. Sa trajectoire aurait pu le mener vers les institutions, mais il choisit le terrain et l’exploration. En 1973, il participe à la fondation du quotidien Libération aux côtés de Sartre et Serge July. Très vite, il s’éloigne de la politique pour se consacrer à ce qui deviendra son obsession : les zones frontières du savoir.
De 1975 à 1992, il est grand reporter à Actuel. Là, il s’impose comme un enquêteur des marges, arpentant les laboratoires de neurosciences autant que les terrains chamaniques, posant les mêmes questions aux physiciens du chaos et aux sages amérindiens : qu’est-ce que la conscience ? Puis viendront les années Nouvelles Clés, où il dirige la rédaction d’un magazine transdisciplinaire, avant de prendre la tête d’une collection chez Albin Michel. Sa bibliographie témoigne de cette curiosité insatiable : La Source noire (1986) sur les expériences de mort imminente, Le Cinquième rêve (1993) sur la conscience animale et inter-espèces, J’ai mal à mes ancêtres (2002) sur la psychogénéalogie, Mettre au monde (2008) sur l’expérience de la naissance.
Van Eersel ne revendique jamais le statut de scientifique. Il ne publie pas dans des revues spécialisées, ne manipule pas d’électrodes ni d’équations. Mais il revendique autre chose : celui d’un passeur. Il écoute, relie, vulgarise. Ses enquêtes sont nourries d’entretiens avec des chercheurs, mais aussi de témoignages, de traditions, d’expériences. Cette posture, parfois décriée pour son absence de rigueur académique, est aussi ce qui fait son charme. Dans un paysage intellectuel cloisonné, Van Eersel propose des ponts.
Sommaire de l’article
- Patrice Van Eersel, un journaliste aux frontières du connu
- Un livre comme un voyage
- La conscience dans les neurosciences
- Philosophies de la conscience
- La conscience du vivant
- Aux frontières de la mort
- L’intelligence artificielle et la conscience
- Qui en parle mieux que Patrice Van Eersel ?
- La réception et les critiques
- Et nous, que faisons-nous de notre conscience ?
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Un livre comme un voyage
Le Soleil est-il conscient ? est sans doute son ouvrage le plus ambitieux. Publié en 2025 chez Guy Trédaniel, il s’étend sur près de 450 pages , inspirée par Rupert Sheldrake chercheur en biochimie, physiologie, et rassemble une cinquantaine de rencontres. Son ambition est claire : explorer la notion de conscience dans toutes ses dimensions.
« L’enquête s’ouvre sur la science. Van Eersel interroge physiciens, cosmologistes, neuroscientifiques. La conscience est-elle un produit du cerveau ? Peut-elle se déduire de l’activité électrique des neurones ? Ou bien faut-il l’envisager comme une dimension fondamentale de l’univers, au même titre que la gravité ou l’électromagnétisme ? »
Puis le livre « Le soleil est-il conscient » s’élargit au vivant. Les dauphins, dont on sait depuis longtemps qu’ils possèdent des comportements complexes et une communication raffinée. Les pieuvres, capables d’apprentissages sophistiqués. Les arbres, qui échangent par réseaux souterrains. Les baobabs, figures majestueuses d’un autre temps. Chacun devient un miroir de nos interrogations.
Vient ensuite la frontière : les expériences de mort imminente, ces récits troublants de patients qui, à l’approche de la mort, décrivent une lumière, une paix, une impression d’unité. Van Eersel s’intéresse aussi aux travaux récents qui, grâce à l’électroencéphalographie, ont enregistré des sursauts gamma au moment du décès.
Enfin, l’auteur ouvre le chapitre de l’avenir : l’intelligence artificielle. Peut-on imaginer qu’une machine accède à une forme de conscience ? Question qui agite aujourd’hui les chercheurs, mais aussi le grand public.
Tout au long de ce parcours, Van Eersel tisse un fil poétique. Pour lui, la conscience est comme une vibration, une mélodie subtile. « La conscience ressemblait à une musique issue d’un silence infiniment subtil », écrit-il. Cette image, répétée comme un refrain, donne au texte un souffle singulier, à mi-chemin entre la rigueur du reportage et l’élan de la poésie.
La conscience dans les neurosciences
La science contemporaine n’est pas muette sur la conscience, mais ses modèles restent inachevés. Trois grandes théories dominent aujourd’hui.
- La théorie de l’espace global neuronal (GNWT) : proposée par Stanislas Dehaene et d’autres, elle décrit la conscience comme l’accès d’une information à un « espace de travail » global, où elle devient disponible à différents modules cognitifs.
- La théorie de l’information intégrée (IIT) : développée par Giulio Tononi, elle postule que la conscience correspond au degré d’intégration d’un système. Plus il combine et différencie l’information, plus il est conscient.
- La théorie du schéma attentionnel (AST) : selon Michael Graziano, la conscience est un modèle interne que le cerveau construit de sa propre attention.
En 2025, le projet Cogitate, publié dans Nature, a cherché à départager GNWT et IIT. De grandes expériences, financées à l’échelle internationale, ont testé les prédictions des deux modèles. Résultat : ni l’une ni l’autre ne triomphe. Certaines données contredisent GNWT, d’autres fragilisent IIT. La conscience demeure insaisissable.
C’est ce que le philosophe David Chalmers appelle le « hard problem » : comment passer de l’activité neuronale à l’expérience subjective ? Comment expliquer pourquoi la douleur fait mal ou pourquoi le rouge « se ressent » ? Une question qui, pour l’heure, reste sans réponse.
Philosophies de la conscience
Face aux limites de la science et de la physique quantique, la philosophie reprend ses droits. Certains, comme Daniel Dennett, affirment que la conscience n’est qu’une illusion, un effet d’orchestration neuronale. D’autres, comme Chalmers, estiment qu’il faut admettre que la conscience est une réalité irréductible.
C’est ici qu’émerge le « panpsychisme » : une théorie qui propose que la conscience est une propriété fondamentale de l’univers, présente partout, du photon à la cellule. Certains parlent même de cosmopsychisme : l’idée que l’univers entier pourrait être un seul esprit dont nous serions des fragments.
Van Eersel se garde bien de trancher. Mais il pose la question. Et son livre, par son titre même, oblige à la regarder en face : et si le Soleil lui-même était conscient, à sa manière ? La question peut sembler absurde. Mais elle nous renvoie à une autre, plus dérangeante encore : pourquoi pensons-nous que nous serions les seuls à l’être ?
La conscience du vivant
Une des grandes forces du livre est d’ouvrir le champ au-delà de l’humain. Les animaux d’abord. En 2012, la Déclaration de Cambridge a affirmé que de nombreuses espèces possèdent des substrats neuronaux de conscience. Les dauphins, par exemple, sont capables de s’auto-reconnaître dans un miroir, de développer des cultures locales. Les corvidés fabriquent des outils, planifient l’avenir. Les pieuvres montrent une intelligence distribuée dans leurs tentacules.
Les plantes ensuite. Certaines recherches montrent qu’elles communiquent par signaux chimiques, qu’elles réagissent à la musique, qu’elles s’adaptent aux menaces. La majorité des biologistes rejette l’idée de conscience végétale, mais le débat est ouvert. Des philosophes, comme Emanuele Coccia, y voient une « intelligence verte » qui pourrait renouveler notre rapport au vivant.
Enfin, Van Eersel va plus loin encore, en évoquant les minéraux et les cristaux. Ici, il quitte les sciences établies pour flirter avec la symbolique. Mais il le fait sans cynisme, comme une hypothèse poétique. Et si la matière elle-même portait une vibration de conscience ?
Aux frontières de la mort
Les expériences de mort imminente (EMI) occupent une place centrale dans le livre. Dès La Source noire, Van Eersel avait exploré ces récits de patients déclarant avoir vu une lumière, ressenti une paix immense, ou rencontré des proches disparus. Dans son nouvel ouvrage, il revient sur les avancées récentes : en 2023, une étude publiée dans PNAS a enregistré des sursauts gamma dans le cerveau de patients mourants. Ces données suggèrent une activité cérébrale intense au moment du décès.
Mais les interprétations divergent. Certains y voient une preuve que la conscience survit à la mort. D’autres rappellent que le cerveau, en hypoxie, peut produire des hallucinations puissantes.
« Le débat reste ouvert. Et pour vous, qu’est-ce que la conscience ? »
Van Eersel, fidèle à sa méthode, ne tranche pas. Il écoute, rapporte, relie. Sa force est de donner la parole sans juger, tout en assumant sa propre fascination.
L’intelligence artificielle et la conscience
À l’heure où les intelligences artificielles génératives comme ChatGPT ou Google Gemini, bouleversent nos vies, la question de leur conscience se pose. Peut-on imaginer qu’un jour, une machine devienne consciente ?
En 2023, un rapport dirigé par Yoshua Bengio et Anil Seth a proposé une grille d’indicateurs pour évaluer la conscience artificielle. Verdict : aucune IA actuelle n’en remplit les conditions. Mais le débat ne fait que commencer. Certains chercheurs pensent qu’une IA pourrait, dans quelques décennies, atteindre un seuil de complexité qui lui donnerait une forme de conscience. D’autres rappellent que « les machines manipulent des symboles sans jamais ressentir.«
Van Eersel voit dans l’IA une nouvelle étape du questionnement. Et si, dit-il, la conscience pouvait émerger partout où l’information est intégrée ? L’idée fascine autant qu’elle effraie.
Qui en parle mieux que Patrice Van Eersel ?
La réception et les critiques
Le livre a suscité des réactions contrastées. Dans Le Monde, Frédéric Joignot parle d’une « enquête échevelée », « fou et passionnant ». Sur Amazon, il recueille une note moyenne de 4,3/5 pour dix-huit avis. Un lecteur de la Fnac écrit : « concret. Expériences crédibles pour néophytes ». Sur le forum Atramenta, un internaute insiste : « bien vulgarisé, facile d’accès ». L’INREES et Agora, eux, mettent en avant la tonalité poétique : « la conscience ressemblait à une musique issue d’un silence subtil ».
Ce mélange d’admiration et de scepticisme reflète bien la posture de Van Eersel. Il ne cherche pas à convaincre, mais à provoquer la réflexion. Son livre est moins une somme qu’un appel.
Et nous, que faisons-nous de notre conscience ?
La question finale est sans doute la plus dérangeante. Car en se demandant si le Soleil est conscient, Van Eersel nous renvoie une interrogation intime : et nous, que faisons-nous de la nôtre ?
Sommes-nous vraiment conscients de nos choix, de nos impacts, de notre rapport au monde vivant ? À l’heure de la crise écologique, de l’essor de l’IA, de la quête de sens, réfléchir à la conscience n’est pas un luxe. C’est une urgence.
« Le Soleil est-il conscient ? » n’apporte pas de réponse définitive. Mais il offre une invitation. Celle de considérer la conscience comme ce qui nous relie. Celle d’écouter, derrière le bruit du monde, une musique subtile, issue d’un silence profond.